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Azilis voulut s’agenouiller. Arturus l’en empêcha d’un geste, l’invitant à s’asseoir. Il la contempla longuement sans parler, souriant. Ses yeux d’un bleu étonnant avaient un regard intelligent qui contrastait avec la rudesse de ses traits. Il déclara enfin :
— J’ai fait un don à chacun de mes guerriers pour le remercier d’avoir combattu à mes côtés. Mais toi, qui m’as donné autant qu’eux si ce n’est davantage, je ne t’ai rien donné. Dis-moi comment te remercier.
Azilis faillit répondre qu’elle ne désirait rien. En apportant Kaledvour à Arturus, elle s’était chargée d’une tâche dont l’accomplissement était un vœu. Mais elle se ravisa. Il y avait une chose dont elle rêvait, et qu’Arturus lui donnerait peut-être.
— Je ne souhaite pas repartir en Gaule. En tout cas pas dans l’immédiat. J’aurais besoin d’un endroit où vivre et pratiquer la médecine. Si mon seigneur Arturus peut m’aider à trouver ce lieu, je lui en serai reconnaissante.
— Je suis heureux d’apprendre que tu comptes rester parmi nous. Alexion m’a dit que tu avais soigné les blessés avec une certaine efficacité. Ce qui, pour qui le connaît, signifie que tu as accompli des miracles ! Il mourrait plutôt que de l’admettre, toutefois je crois que tu l’as impressionné.
Il ajouta en imitant la voix de basse et l’accent grec du médecin :
— On pourrait faire quelque chose de cette fille !
Il eut un éclat de rire franc qui fit pétiller ses yeux.
— Crois-moi, il est prêt à te prendre pour élève !
— Il a sans doute beaucoup à m’apprendre mais je ne sais pas si je le supporterais longtemps !
— La mort d’Ambrosius Aurelianus a achevé de le rendre infréquentable. Il se tient personnellement responsable de ne pas l’avoir sauvé. Laissons cela. Je crois pouvoir t’offrir ce que tu souhaites. Une villa que j’ai héritée d’Ambrosius, sur une île, plus à l’ouest dans les terres.
— Une île dans les terres ? s’étonna-t-elle.
— C’est une région de lacs et de marécages, avec des collines et des villages lacustres. Les Romains y avaient construit un port. La villa se trouve près d’une des collines : Ynis-Witrin[59].
— Une villa… C’est énorme ! Bien plus que ce que j’espérais. Je ne sais pas si je peux accepter.
— On ne refuse pas le don d’un roi, Niniane, sous peine de le vexer mortellement !
Il souriait, mais elle comprit qu’il ne plaisantait qu’à moitié.
— Niniane, la dame du Lac, ajouta-t-il, soudain rêveur.
Puis il eut une moue dédaigneuse.
— Que vaut une villa comparée à la victoire que tu m’as aidé à remporter ? Maintenant, j’ai encore des questions à te poser.
Il fit une pause, se calant dans le vieux fauteuil à dossier qui avait dû appartenir jadis au centurion du fort.
— Je suis un homme pragmatique, reprit-il, un guerrier. Pas très intéressé par la magie et les mystères de l’Autre Monde. Je laisse ça à Myrddin et aux moines chrétiens. Quand mon âme partira au-delà du couchant, je découvrirai bien assez tôt ce qui s’y trouve. Mais aujourd’hui je suis certain que tu ne m’as pas menti en me donnant Kaledvour. Cette bataille n’aurait pas été gagnée sans elle.
— Elle a été forgée pour cela. Pour accorder la victoire aux Bretons.
— Mais qui l’a forgée ? Pourquoi est-ce toi qui l’as apportée en Bretagne ? Tu es la sœur de Caius. Pourtant, quand il t’a reconnue, il ne t’a pas appelée Niniane. Raconte-moi ton histoire.
— C’est d’abord celle d’Aneurin… commença-t-elle.
* * *
Ce n’était pas un si long récit, se dit-elle une fois qu’elle l’eut terminé. Son cousin aurait parlé des heures, faisant naître la tension et la surprise, décrivant chaque rencontre dans le détail, amplifiant chaque combat. Elle ne possédait pas ce don.
— Les faits sont là mais il y a davantage.
Myrddin se tenait derrière elle, ombre parmi les ombres. Elle n’avait pas pris conscience de son arrivée.
— La magie de Kaledvour et le pouvoir que tu possèdes les transcendent, continua-t-il, s’avançant en pleine lumière. Ils survivront à ton histoire longtemps après notre mort. Parce que, ce soir, des milliers d’hommes parlent de l’épée magique que dame Niniane a donnée au roi Arturus pour sauver la Bretagne. Et demain, des milliers d’autres l’apprendront et le raconteront à leurs enfants qui le raconteront aussi à leurs enfants qui le transformeront en légende. Ce n’est que le début de l’histoire et elle ne nous appartient plus.
Azilis tourna le regard vers le grand cercle des guerriers. Là-bas Kian buvait avec Caius au milieu des rires et des chants. Les hommes d’Arturus étaient des êtres de chair et de sang qui s’étourdissaient d’hydromel pour fêter leur victoire et oublier leurs morts. Mais aussi des héros de légendes.
Peut-être, se chuchota-t-elle au plus profond de son âme, peut-être avait-elle aussi sa place dans cette histoire.
Fin du tome 1